Cyborg, Nekfeu

 Thématiques abordées : Machine, Humanité, Volonté et Amour

Posté le 28 Mar, 2021

Cyborg, Nekfeu

Posté le 28 Mar, 2021

 Thématiques abordées : Machine, Humanité, Volonté et Amour

Originaire de Paris 14, Nekfeu s’est imposé sur la scène rap française depuis maintenant dix ans avec de nombreux groupes de rap : 5 majeurs, 1995, S-crew et son collectif L’entourage. D’une importance non négligeable, son apparition au Rap Contenders (battle de rap) lui a permis une importante exposition médiatique. Dorénavant, il est une icône dans la musique française, son influence va au-delà du rap. La réputation de Nekfeu, rappeur et entrepreneur, n’est plus à décrire étant donné que ses trois albums solos et réalisés de manière indépendante, ont chacun était gratifié d’un disque de diamant : « La sacoche est full, triple diamond ».

A l’époque de ses premiers freestyles, de ses battles et de ses projets en groupe, son arrogance de jeune insouciant fascinait sa génération et apportait une forte énergie dans sa musique. Explosif à chaque début de couplet, Nekfeu percute et uppercuts à coup d’assonances et d’allitérations. En présence de son acolyte Alpha Wann, les deux rappeurs se passent la parole rapidement sur les morceaux créant l’impression d’un rythme inarrêtable. Suffit d’un bon mixage derrière les platines pour que ça enchaine des gauches-droites KO : « Qui peut le faire mieux que nous à part Lunatic en passe-passe [..] A l’ancienne, mais nous c’est Flingue et Feu, ouais ». Concernant Nekfeu, son phrasé à la sonorité recherchée et son fin maniement des temps de silence dynamite l’instrumental et propage toujours une émotion intense à travers ses mots. Derrière son image juvénile et prétentieuse se dissimule une personnalité forte et complexe, un homme acharné de travail, prêt à tout pour se faire entendre et de la plus belle des façons. Selon les dires de ses proches, Nekfeu avait une armoire dans sa chambre remplie de texte de rap. Pas étonnant pour celui qui s’est pris un procès par son label pour n’avoir jamais sorti un album pourtant fini, son black album qui a fuité depuis peu. Il a fallu attendre 2015 pour que Nekfeu sorte enfin son premier album solo Feu, cette fois d’une manière indépendante sur le label qu’il a lui-même créé, Seine Zoo Record. Il propose une véritable création mature et artistique, qui appelle à réaliser ses rêves. Sa musique fédère et alterne entre les thématiques sociétales et sentimentales. En 2016, le rappeur met à la lumière du jour son deuxième album Cyborg sous la direction artistique du producteur Diabi. Cet album produit, jour et nuit, en seulement un mois représente une phase singulière de la vie de Nekfeu. Une période d’agitation où son existence était troublée par des questions sans réponses. Il explore son intériorité et expulse ses émotions sous forme de musique. Après un premier album davantage commercial, Cyborg révèle avec une grande sensibilité, l’entière personnalité de Nekfeu. Les masques tombent, et son cœur en débris y est exposé sans gêne. Le rappeur expose ses peines et ses doutes, immergé dans une société de façade décrite de façon géométrique plutôt qu’humaine, dans laquelle la rationalité a pris le pas sur les émotions et l’imaginaire. « Obligé de vivre dans cette société / Mais je ne veux pas de leçons venant d’elle », « Pardonnez-moi, je n’ai pas l’esprit cartésien […] Pardonnez-moi d’être plus émotif que logique ».

Présentation de la pochette

Pochette de l’album Cyborg

Présentation de la pochette

Cette pochette a été réalisée par le graphiste et photographe Raegular. Elle présente le rappeur Nekfeu partiellement dissimulé derrière un bandeau digital et vertical énumérant les tracks, les featuring, le label et les beatmakers qui ont participé à la création de l’album. L’inspiration du bandeau lui serait venu des Obi japonais, ceinture servant à fermer les vêtements traditionnels. Le bandeau renvoie également à la bande de papier présent autour du vinyle, titre d’un morceau de l’album. En mélangeant les textures visuelles (photographie, collage et retouche), la pochette met à l’honneur par analogie ce qui fait la richesse musicale de Cyborg : une texture sonore peaufiné qui habille l’atmosphère musicale de l’album, composée par Diabi, Nepal, et Loubenski. On remarque aussi l’utilisation d’effets qui déforment le visuel numérique par la mise en image d’erreurs pixelisées à des fins esthétiques. Encore une fois, c’est un clin d’œil à la sonorité de l’album car Nekfeu et son équipe musicale ont une attache singulière au son de rap français ‘’crasseux’’, ils y trouvent quelque chose de profondément humain, une sorte d’émotion sincère. « J’apprécie la beauté d’une fausse note ou d’un défaut sonore ». Cette ‘’impureté’’ musicale nous distingue des logiciels musicaux qui peuvent dorénavant produire des nouvelles harmonies et mélodies grâce à d’immenses ressources de data. Par leur flux d’informations continues, symbolisé par le bandeau de la pochette, et leur connexion haut débit, les machines deviennent de plus en plus vivantes et nous, humains, devenons de plus en plus inertes. Sur le modèle du logiciel numérique qui retouche la photo de Nekfeu sur la pochette, nous nous effaçons. De ce fait, les frontières entre le vivant et l’artificiel deviennent troubles balayant sur son passage nos oppositions traditionnelles : Homme et animal, nature et culture. Dans notre société post-moderne, nous entrons dans une nouvelle ère, celle du mythe du cyborg : « Mi-homme, mi-machine un putain de cyborg, imagine ».

La rage de dire

Pochette de l’album La rage de dire
du rappeur Fabe

Dans la lignée du rappeur français Fabe (ancien membre du groupe la Scred Connexion), Nekfeu nous livre un album explosif composé de mots qui font sens, d’un rythme entrainant et d’une profonde rage, l’émotion la plus extrême du spectre de la colère. Selon les dires de Nekfeu, « La maturité et la musicalité de Fabe m’ont profondément marqué, il reste encore aujourd’hui une de mes références principales en matière de rap français ». Pendant qu’il « laisse tourner le vinyle pour qu’on pense à toute cette merde », Nekfeu s’adresse à l’humanoïde, l’être vivant de notre société post-moderne à l’apparence humaine qui a oublié que nous sommes façonnés par nos émotions, et non par notre esprit rationnel formaté par le système.

 

[Vinyle]
«
Il faut qu’on s’écarte de leur machine véreuse, dès maintenant
Dis-leur qu’on sait qui provoque la montée des délinquants
Dis-leur qu’ils s’équipent, ils veulent me boycotter
Mais j’ai mes auditeurs dans ce cas, j’envoie d’la magie,
Ma musique pètent comme le C4»

Le système est assimilé à une machine incontrôlable. La mécanique est robuste et le mouvement s’accélère. Les conséquences de cette engrenage sont globales et systémiques. Nekfeu décide de s’éloigner de ceux-ci. Sa décision de produire de la musique de façon indépendante et de quitter les réseaux sociaux fait écho à ses idées véhiculées dans cette citation : « faut qu’on s’écarte de cette machine véreuse ». Le champ lexical du feu est omniprésent dans l’écriture de l’artiste d’où son propre blaze Nekfeu, qui allie son prénom Ken et l’élément naturel rayonnant mais également destructeur, le Feu, nom donné à son premier album. De part cette métaphore récurrente à l’image d’un cracheur de flammes, le rappeur génère une énergie, souffle créateur, qui illumine et éclaire les consciences, une énergie explosive qui dynamite une réalité normée laissant place à la magie, une intuition flamboyante qui n’est pas concernée par la logique : « J’envoie d’la magie, ma musique pète comme le C4 ».

[Vinyle]
«
C’est pas normal qu’mon pote craque, pas normal qu’on l’interne à son âge
Tellement seul qu’il s’voyait mort au cours d’un enterrement sans larme
Priez pour qu’le tonnerre s’en aille, garder cette colère tenace
Qui, l’air de rien, t’emmerde bien quand le système scolaire te nargue »

Nekfeu nous témoigne de sa vive émotion éprise de rage devant le sort réservé à ses proches qui contractent des ‘’troubles mentaux’’ dont l’internement dans les hôpitaux psy est une nécessité. Il défend ceux qui habitent un monde à part, dont le comportement et les idées aux formes complexes paraissent folles, aux mieux divertissantes, dans notre société rectiligne. Inadaptables aux idées ordonnées du système scolaire, leur potentiel singulier ne se développe pas dans l’ordre établi. « C’est pour les cyborgs défecteux, les Elephant Man / Les mecs instables qu’ont des putains d’valeurs mais les défendent mal, humanoïde »

[Humanoide]
«
Est-ce que t’étais comme vide quand ils t’ont annoncé ?
T’en es-tu voulu de n’pas pleurer sa mort ? Est-ce que tu t’es forcé ?
Est-ce que c’est revenu plus récemment, pour un détail anodin ?
Au point de chialer toute la nuit sur un vieux son de rap français »

L’album débute par le morceau emblématique Humanoïde, qui nous plonge dans une atmosphère musicale mélancolique, produite par Nepal. Lors du premier couplet, Nekfeu énumère des situations vécues dans lesquels des émotions vives l’ont submergé. La citation au-dessus présente la situation finale, l’annonce de la mort d’un proche. Cette émotion en spiral vide de l’intérieur et dissipe l’attention jusqu’à affaiblir notre conscience. Ancrée au plus profond de nous, cette émotion ineffaçable nous façonne : « Est-ce que c’est revenu plus récemment, pour un détail anodin ? »

[Humanoide]
«
J’connais les tafs de merde, les potes qui partent, le shit dans la chaussette
J’me suis longtemps d’mandé si j’pouvais faire quelque chose mais, là, je sais
Non, j’ai pas l’ENA ni science Po, j’ai pas fait HEC
J’ai pas b’soin d’ça pour m’exprimer quand j’vois des pauvres sur la chaussée »

La société dissimule une profonde inégalité sociale, flagrante à l’entrée des écoles élitistes françaises tels que l’ENA, Science Po ou HEC. Détenant une haute distinction sociale, cet entre-soi monopolise les moyens d’expressions conventionnelles : les médias généralistes, la télévision, la radio. N’ayant fait d’études supérieurs, Nekfeu se fout bien de respecter les codes et schémas pour s’exprimer conformément aux règles académiques : « J’ai pas b’soin d’ça pour m’exprimer quand j’vois des pauvres sur la chaussée ». Dorénavant, Internet a révolutionné les moyens de diffusion et a créé des profondes mutations sociétales. L’homme organique s’est mêlé aux technologies numériques, donnant naissance au Cyborg. L’usage du numérique facilite la liberté d’expression et entraine une prolifération des créations artistiques. En tant que « mi-homme, mi-machine» , Nekfeu s’est engouffré dans la faille pour élever sa voix, développer sa pensée et extérioriser ses émotions.

 

L’intériorité humaine se dissipe-elle ?

Dans notre société adepte des écrans, notre capacité multi-tâches est valorisée car l’attention est devenue une valeur marchande. Sourire aux lèvres à l’idée de ne plus connaitre de laps de temps inutile à force d’avoir optimiser sa vie, la question se pose : A qui est-ce utile ? Sous le règne de la connexion permanente, les théories psychologiques du siècle dernier sont au fondement des interface Homme-Machine. Le savoir est devenu une arme de défense. S’il veut vivre sa singularité, le cyborg devra être en guerre contre lui-même. « J’entends mon kho me dire téma comment il suce ton style lui / T’inquietes même pas, le flow c’est juste un ustensile / Ils pourront jamais pomper la réflexion, la substance vive »

[Réalité augmentée]
«
Chirurgie virtuelle, aucune photo sans modification
Montre-nous tes jambes, t’auras plus de 100 notifications
Faut que tes squats soient taffés, faut que
Tous les moments avec ton squad soient parfaits
Moitié femme, moitié machine »

Lors du morceau Réalité augmentée, Nekfeu expose des problèmes liés aux interfaces Homme-machine. Une préoccupation obsessionnelle de son corps, à travers Instagram, entraine des complexes d’image et de corps. « La chirurgie virtuelle » déforme le regard que l’on porte sur soi pouvant atteindre des extrêmes : « Le virtuel ne suscite que des suicides-girls ». Instagram a été élu réseau social le plus néfaste pour la santé mentale. L’institut Royal Society for Public Health répertorie 14 troubles psychologiques qui lui sont dus. Parfois plus attentive à leur représentation pixelisée que par elle-même, certaines femmes perdent leur singularité. De véritables mécanismes psychiques peuvent modifier notre perception de la réalité à cause de cette application et son algorithme : « Moitié femme, moitié machine ».

[Avant tu riais]
« Un sourire éternel qui traîne en elle
Comme si cette vie n’était qu’une triste blague
Alors il l’exhibe [le squelette] pour que l’on apprenne de force

Que le règne de l’homme se trouve dans la science
Et que la magie n’existe pas, mais on résistera »

La révolution scientifique a bouleversé la vie humaine. Notre mode de vie est devenu plus aisé et confortable grâce à la multitude de machines à notre disposition qui satisfassent nos désirs et besoins, sans qu’on s’en rende vraiment compte. Cependant, il nous faut dorénavant un esprit cartésien pour comprendre la composition et les mécanismes des objets de plus en plus techniques qui nous environnent. Nos capacités rationnelles sont bien plus valorisées que nos perceptions sensorielles et intuitives : « L’on [apprend] de force que le règne de l’homme se trouve dans la science et que la magie n’existe pas ». En assimilant cette démarche scientifique, l’être humain se perçoit davantage comme un être organique aux mécanismes psychologiques complexes que comme un être spirituel et imaginatif. Le cyborg se soucie de moins en moins de son monde intérieur, propre et singulier. « Aventurier de l’inconnu, avant tu riais de l’inconnu / Avant tu riais du temps qui passe, et puis le temps est passé ».

« Meurtri comme un ermite, je ne décris que l’éternité
Putride devient l’ermite qu’on a pétri de modernité
Je ne vois que des vitrines mais ce qui brille, nous le ternissons
Des crises, des crimes, des cri, des griffes que nous vernissons »

Au cours de l’histoire de l’Homme et par son étymologie, l’esprit a été assimilé au souffle, au vent. Echappant à la raison humaine, il relève d’un élan vital, un souffle de vie, qui puise sa source dans une dimension intérieure et irrationnelle. Aujourd’hui, l’homme moderne est matérialiste. Il refoule cette idée d’esprit préférant s’ancrer dans la matière mais celle-ci, au fond, nous est tout aussi inconnue. Nous usons de modèles complexes et rationnelles pour répondre au pourquoi et au comment : « Est-ce que tu t’es déjà senti vivre / Ou est-ce que t’essayes de te persuader ? / Dès le réveil avec des schémas scientifiques / La vie, un débat sans limite ». Dorénavant l’esprit est rattaché au corps, à la matière organique qui se décompose avec le temps : « Putride devient l’esprit qu’on a pétri de modernité ». La dimension irrationnelle en nous perd de son intérêt au profit de ce qui est matière et au mieux visible : « Je ne vois que des vitrines mais ce qui brille, nous le ternissons ». Habitant son monde intérieur, Nekfeu souffre au sein de cette société moderne : « Meutri comme un ermite, je ne décris que l’éternité ».

« Fuir la nature immatérielle, c’est pas sûr qu’on puisse
Face à la lumière intérieur, c’est nos yeux qu’on plisse »

La « nature immatérielle » regroupe un ensemble d’idées abstraites : l’esprit, le monde intérieur ou l’âme (nom donnée à un morceau de son album Feu). Selon le rappeur, il n’est peu envisageable qu’un humain s’assimile entièrement à une machine, qu’il ne puisse plus rejoindre son intériorité. Instinctivement lorsque le moment sera venu, le cyborg fermera toujours les yeux pour se rapprocher de sa « lumière intérieure ».

 

Une volonté de fer

A l’image des cyborgs qui ont tués leur créateur (le docteur Gero) dans le manga Dragon Ball Z, Nekfeu s’est retourné contre les idées qu’on lui a imposé. Aguerri d’une volonté de fer, le cyborg doit écouter sa voix intérieure qui le pousse à poursuivre ses rêves jusqu’au bout sans jamais les abandonner. « J’avais la dalle d’un jeune rom, j’inventais des jeux de rôles / Maintenant je vis mes rêves comme si j’avais invoqué Shenron ».

Son Goku et le dragon Shenron ( DBZ)

Les cyborgs (DBZ)

[Mauvaise graine]
« Mauvaise graine alors je mors le métal
j’ai pas besoin de leurs merdes dans le mental
J’ai connu la galère et je n’en redemande pas
Je sais que devenir quelqu’un demande énormément d’taf »

Nekfeu s’identifie à une « mauvaise graine » car il n’a pas poussé en suivant la ligne verticale. Inadaptable au système scolaire et fugueur, il s’est forgé tel un chien enragé : « Mauvaise graine alors je mords le métal ». Malgré un parcours hors-norme, il est la preuve qu’avec une volonté de fer, on peut passer à l’action et s’accomplir : « Mauvaise graine soulèvera des montagnes ». En sortant de sa zone de confort et de ce fait, en explorant l’inconnu, on se révèle à nous-même : « Libère ta lumière, ils voudront te raisonner ».

[Squa]
« J’suis plus david, toi, t’es plus Goliath
Personne ne misait sur moi, mais j’suis resté coriace
Des centimes jusqu’aux liasses, bébé
J’arrive LuXe comme Yass
J’arrive en armure comme Diam’s »

Pierre Paul Rubens, David tuant Goliath ( 1616)

Dans le morceau Squa, le rappeur est en mode Egotrip. Il exprime un rapport de force déséquilibré entre lui et la concurrence en faisant référence au mythe opposant David et Goliath. En combat corps à corps, sa volonté de fer transparait à travers son caractère et son apparence de Cyborg : «Je suis resté coriace [..] J’arrive en armure comme Diam’s ». Nekfeu se présente comme le fer de lance de ce rap jeu. La concurrence ne lui fait pas peur, il les fait signer comme le rappeur LuXe dans son label indépendant, Seine Zoo Record.

[Esquimaux]
«Scooter des neiges en Y, voilà l’incipit
On gêne les jaloux, des chiennes et des chiens loups
Des cagoules en laine qui piquent
Mes loups rôdent dans le froid pour taxer des feuilles longues
Moi je kicke, en feu comme Fei long
Félons, tigres de Sibérie, félins
Exposés, normal que l’on veuille l’ombre »

Pochette de l’album Loin du Monde de Jul
(Réalisé par un fan)  

Grosse référence au rappeur qui vend le plus en France. Celui qui arrive en wheeling en début de concert : « Scooter des neiges en Y, voilà l’incipit. » C’est bien entendu l’artiste marseillais Jul, machine à hit dans le rap français. 20 albums en 6ans. 20 succès commerciaux en total indépendance, chapeau l’artiste.

Lors du morceau Esquimaux, Nekfeu décrit l’écosystème qu’il a mis en place avec son entourage. Ils restent en dehors des sentiers battus tout autant que les esquimaux du Grand Nord, l’un des derniers peuples autochtones. Au-delà des frontières du système établi, lui et ses potes grattent des feuilles pour produire des textes de rap et fumer des gros bédos : « Mes loups rôdent dans le froid pour taxer des feuilles longues ». Rejoignant la démarche du rappeur Nepal en feat sur le titre, Nekfeu se cache de l’exposition médiatique : « Exposés, c’est normal qu’on veuille l’ombre ». Ce banger [son ambiançant] atypique nous percute telle une tempête de neige en pleine face : « Yeuz plissés dans l’blizzard comme des esquimaux / Hameçon, canne-à-pêche, igo, esquimaux / Ils pourront pas nous la faire comme aux esquimaux » [Nepal].

[Programmé]
« Je me sers volontiers, je ne vais pas comater devant la télé
Tout est une question de volonté
De la lumière pour éclairer vos lanternes
Tout est une question de volonté
Ca prend peu de temps comme un vol interne […]
Devant la folie n’aies pas l’air affolé
Dès que t’as des inquiétudes faut les taire »

Lors du morceau programmé, Nekfeu enclenche le mode machine en répétant plus de 30 fois : « Tout est une question de volonté ». Ce procédé met à l’honneur la démarche active, « Je ne vais pas comater devant la télé ». De plus, la répétition renforce la valeur du travail acharné, la volonté de continuer coute que coute ce que l’on a entrepris. A force de creuser, l’acharné descend vers sa singularité : « Devant la folie, n’aies pas l’air affolé / Dès que t’as des inquiétudes faut les taire ». Il semblerait que Nekfeu déconseille de trop parler à ce sujet car le terme « folie » provient du regard des autres. En effet, personne ne s’est dejà lui-même considéré comme tel. Pour le final du morceau, Nekfeu nuance ses propos sur la volonté en plaçant l’humain au lieu de la machine, au centre de ses idées. Le cyborg ne renie pas son irrationnalité et plus précisément sa spiritualité : « Tout est une question de … / Tout est une question de destinée ».

 

L’Amour en fuite

La nouvelle vague est un mouvement cinématographique français dont les fictions redéfinissent le rôle de la femme dans la société. Prônant l’émancipation de la gent féminine, les films libèrent la relation amoureuse des mœurs sociétales des années 70. Des réalisateurs français tels que Truffaut, Godard, Rohmer, Demy et Agnès Verda en sont les grandes références. Influencé par ces films, Nekfeu met en avant l’Amour qui se détache des conventions afin de conserver sa chaleur vive. «Regard sombre à la caméra, Jean-Paul dans A bout de souffle […]. Il cite également le dernier métro et le mépris.

[Galatée]
« Ton corps dans ma rétine, c’est sensoriel
Sincèrement, elle pourra pas nous essorer, la routine
En face de moi, y a des types fonce-dé en bas du bloc
Mais je pense à tes p’tites fossettes en bas du dos »

Le sentiment amoureux est une thématique phare dans l’album Cyborg. Associé à une forte émotion charnelle, l’Amour englobe le rappeur dans sa totalité : sensation, sentiment, pensée et intuition. De part son intensité, Nekfeu arrive à s’échapper d’une réalité morne et mécanique, illustrée par l’essorage de la routine. Il fuit le réel avec la femme qu’il aime. L’Amour et ses désirs sont perçus comme un décollement de la réalité : « En face de moi, y a des types fonce-dé en bas du bloc / Mais je pense à tes p’tites fossettes en bas du dos ».

[Galatée]
« J’ai le coeur en dentelles mais j’suis qu’un mur en tant qu’tel
Tu f’ras la tête mais j’ai un cadeau sous ma parka
Ton sourire énervé, j’le connais par coeur
Alors on escaladera des grilles, on ira dans un parc
Et si l’gardien nous grille, on modifiera le parcours
Embrouille pleine de frivolité, rue de Rivoli
Une plaisante rivalité, jusqu’à c’qu’on arrive au lit »

La relation amoureuse est décrite comme la trêve du quotidien désordonné d’un artiste influent qui ne laisse pas de place à un amour rangé de longue durée : « Tu f’ras la tête mais j’ai un cadeau sous ma parka / Ton sourire énervé, j’le connais par cœur ». Lors de la citation ci-dessus, Nekfeu présente le story-telling d’une évasion hors du temps, une rêverie dans laquelle le désir amoureux est roi : « Embrouille pleine de rivalité, rue de Rivoli / Une plaisante rivalité, jusqu’à c’qu’on arrive au lit ».

[O.D]
« Quand t’es pas là, j’suis un junkie, j’attend qu’les aiguillent tournent
Ton absence est la pire des présences, un avenir déplaisant
Une dépression qui s’abat sur notre navire de plaisance
Complètement déboussolé, Est-Ouest, Nord-Sud »

Accompagné par le saxophoniste anglais Murkage Dave, le rappeur explore son ressenti émotionnel face à la dépendance amoureuse sur le morceau O.D. Le temps de solitude sans l’être aimé dont les aiguilles de l’horloge en sont le symbole, est vécu avec autant d’intensité que le junkie qui se pique jusqu’à l’overdose (O.D). Dans une perte de repère totale, Nekfeu est au centre d’une tempête sentimentale : « Une dépression qui s’abat sur notre navire de plaisance / Complétement déboussolé, Est-Ouest, Nord-Sud ».

[Galatée]
« Le café vient de fermer, tu ne viendra plus
Je sens le dernier métro gronder sous mes pattes
Quelle idée d’aimer cette femme qu’on ne soumet pas ?
C’est plutôt nul comme fin, en plus ça nique le r’frain »

Nekfeu s’est pris un plan par la femme qu’il voulait voir ce soir, « Le café vient de fermer, tu ne viendras plus ». Au plus bas, il descend sous terre pour attraper le métro. En y repensant, il est désemparé par cette soirée et sa finalité : « c’est plutôt nul comme fin, en plus ça nique le r’frain ». Cette phase qui clôture le morceau dissimule un sens caché. En effet, des idées morbides lui viennent en tête. En attendant l’arrivée du métro, sa mélancolie le projette dans les derniers instants du suicidaire qui s’élance sur les rails. Essayant de s’arrêter en urgence, le métro esquinte ses freins à cause de cet acte irréversible. Le rappeur trouve cette fin de vie bien terne.

Conclusion

Dans une société qui n’a de cesse d’objectiver le fonctionnement de l’être humain, s’approprier le terme Cyborg est bien plus adéquat que celui d’Homme augmenté car il amorce une mutation profonde de notre être. Dans la suite de la révolution industrielle, l’utilisation d’internet a bouleversé l’ensemble des domaines : communication, idéologie, commerce, technique, artistique, etc. Les innovations disruptives sont de plus en plus rapides et globales. 1-Une armée mécanique assouvit notre système industriel et économique, l’immense enjeu énergétique nous le prouve. 2-Les nouveaux transports, train à haute vitesse et avion, ont démultiplié notre mobilité : « Faire le tour de ma planète comme les anneaux d’Saturne ». 3-La fracture numérique provoque des profondes inégalités sociales en chaine. 4-Les mécanismes psychologiques au cœur des algorithmes fragilisent notre équilibre interne. Les machines sont omniprésentes et font dorénavant partie intégrante de l’Homme. Notre faculté d’adaptation s’approche de façon assez paradoxale des premiers hommes, les chasseurs cueilleurs. C’est un fait, les sociétés qui opèrent les avancées technologiques les plus importantes sont confrontées à une simplification des structures sociales profondes et inconscientes, telles que la famille, pour être davantage flexibles et aptes aux changements. Détenant des bases de données et d’informations quasi-infini, le Cyborg ne s’intéresse plus à mémoriser les connaissances mais bien à savoir où les chercher. Son développement est pluriel et il perçoit les anciens modèles de vie bien étroits et limités. Capable d’accomplir son imaginaire, ses rêves sont à sa portée. Loin de vouloir dénigrer la technologie, Nekfeu est au cœur du potentiel numérique dans sa création musical et sa diffusion, ses performances live, et en tant qu’entrepreneur. L’annonce de la sortie de l’album Cyborg a été faite en plein concert à Bercy sans promotion, seulement grâce à un show unique et des sms envoyés au spectateurs. Créant la surprise, la nouvelle a été relayé sur les réseaux de façon massive et d’une rapidité sans précédent. La volonté de fer du rappeur lui permet d’être moteur du mécanisme, en d’autres termes, d’être aux commandes de la machine mais cet acharnement révèle également l’envers du décor : une société obnubilée par la science dont l’hégémonie de la démarche rationnelle éloignent des arcanes de l’homme. En plein tumulte technologique, Nekfeu sensibilise à travers son album Cyborg sur les effets que produisent la machine sur l’homme. A l’image de son morceau Rêve d’avoir des rêves tiré de son précédent album, Nekfeu exprime une idée paradoxale : Le Cyborg est davantage en difficulté pour cerner le rêve qui lui est propre et singulier que pour le réaliser. 

Dans cette mutation humaine et sociétale, notre imagination est fondamentale car de nombreuses idées sont à réinventer. L’autrice américaine et féministe Donna Haraway, qui a exploré ces thématiques dans son essai manifeste Cyborg, semble influencer la réflexion de Nekfeu autour du cyborg. En effet, le mythe du cyborg déconstruit le dualisme homme-femme et, au lieu des anciens murs, essaie de bâtir un pont entre les deux genres. Il met en évidence le décalage entre le rôle attribué et la réalité biologique. Ce mythe novateur veut redessiner l’imaginaire commun. 

Le rythme des mots, une palette d'émotions, une instrumentale. La recette d'un album de rap.

Vous aimeriez aussi :

Détournement de son, Fabe

Détournement de son, Fabe

Début des années 90, Fabe vide ses bombes en graffant les murs. Son terrain de jeu n’a plus de limite, il s’approprie l’espace public. Très tôt, le besoin de s’exprimer le démange. En marge de la société, un sentiment de différence s’instaure. Né en France d’une...

Trinity, Laylow

Trinity, Laylow

Originaire de Toulouse, Laylow est un artiste touche à tout. Cette autodidacte, chineur de vidéos youtube, a appris à manier une vaste étendue de logiciels 3D et de beatmaking. Cette polyvalence lui a ouvert le champ des possibles. Ne voulant pas limiter son délire...

FLIP, Lomepal

FLIP, Lomepal

L’album FLIP représente l’ascension de Lomepal. Celui qui aime se qualifier de jeune galérien ou de bon à rien, s’est enfin fait reconnaitre à sa juste valeur. Depuis 2010, le rappeur bouffe du rap si ce n’est pas le sol après s’être mangé en skate. Que ce soit sur sa...

1 Commentaire

  1. Kevin

    Waw super article ! On sent que l’auteur est passionné

    Réponse

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *